Transdisciplinarité des Arts Francophones

Des photographies en héritage (2)

Des photographies en héritage

- Images-empreintes et images empruntées -

 

S’il y a bien des images qui attestent de souvenirs ancrés dans la réalité, ce sont nos photos de famille. Ces empreintes sur surfaces sensibles à la lumière sont des images inscrites dans le souvenir de notre vécu. A défaut, des écrits ou des récits oraux transmis de génération en génération peuvent permettre de combler les oublis et les manques.

D'autres images peuvent se substituer à des photos manquantes, se superposer, s’associer jusqu’à se confondre avec des souvenirs fragmentaires, incertains, voire refoulés. L’histoire familiale se fait alors récit fantasmé, construction psychique d’une mémoire imaginée.

Fragment d’une photographie de mariage anonyme trouvé dans un exemplaire de la 1ère édition de l’œuvre de L.-F. CÉLINE, livre acquis chez un bouquiniste il y a plus de 40 ans. Stupeur et fascination à la découverte de cette silhouette féminine fantomatique au bras d’un homme à l’allure de Max LINDER.

Images-empreintes

Photographies et souvenirs sont représentations, la marque de l’objet lui-même, trace mémorielle du temps qui passe. Sur la perte ou la redécouverte d’anciennes photos de famille, Marguerite DURAS écrivit : « C’est pendant les déménagements que les photos se perdent. Ma mère en a fait entre vingt et vingt-cinq au cours de sa vie, et c’est là que nos photos de famille se sont perdues. Les photos glissent derrière les tiroirs et elles restent là, et, au mieux, on les retrouve au nouveau déménagement. » (1). La photo sera à ce point importante dans son œuvre littéraire qu’elle songea à publier un album de photos familiales dont elle aurait écrit les légendes. On sait par ailleurs que L’Amant fut initialement conçu sous la forme de commentaires sur des photographies autobiographiques sous le titre de La Photo absolue (2).

Cataloguées comme « Art moyen » (3), ces photographies familiales, pour la plupart « amateurs », suscitent des émotions complexes dès lors qu’elles réveillent la mémoire. L’introduction de l’ouvrage de Sally MANN sous-titré « Mémoires avec photographies » (4), démontre combien une autobiographie peut s’inscrire dans une saga familiale et s’y développer sur des centaines de pages.

Un simple article ne peut avoir une prétention similaire et oblige donc à s’arrêter sur quelques dates et clichés photographiques se limitant à une période d’une quarantaine d’années seulement. Toutefois, le principe demeure puisque au fur-et-à-mesure que les boîtes s’ouvrent, les histoires se découvrent.

Les beaux albums de famille sont constitués de photographies pour « se souvenir des belles choses ». Bien d’autres photographies peuvent être remisées aussi dans des boîtes. Dévolues à d’autres fonctions, elles sont de toute nature, soigneusement rangées, ou quelques fois enfouies, voire oubliées. Après mon arrière grand-mère (1883-1956), ma grand-mère (1908-2001) c’est ma mère (actuellement âgée de 87 ans) qui fit de moi le conservateur de ce bien patrimonial contenu dans 2 coffrets en bois.

Les tirages photographiques originaux, correspondances et documents officiels se trouvaient rassemblés par ma grand-mère dans une boîte de jeux de société. C’est elle encore qui avait regroupé négatifs photographiques sur plaques de verre et plans-films dans un coffret de bois marqueté récupéré mais dont la fonction première reste à ce jour inconnue.
 

1905 - Issue d’une famille de commerçants installés à Paris, cette arrière grand-mère prénommée Marie (née en Haute-Loire) devient Luxembourgeoise par son mariage avec Eugène M. (1870-1915). Elle acquit alors l’hôtel RAMEY au 16, rue Ramey à Paris dans le XVIIIème. C’est ici, derrière la Butte Montmartre, que naîtront leurs enfants, Marcel et Renée ma grand-mère. Marie sera successivement propriétaire de deux autres hôtels.

 

1914 – Deux photographies parmi bien d’autres. On y voit d’abord Marie, son fils et leur chien mais encore des clients illustres posent en façade de l’Hôtel MARIGNAN au 13, rue du Sommerard dans le Vème à Paris, non loin du Panthéon, de Cluny et du Jardin du Luxembourg. Son époux Eugène décèdera l’année suivante, emporté par la maladie. Elle ne se remariera jamais et réintégrera la nationalité française en 1916. Ma mère fut très émue devant la façade inchangée de celui-ci lorsque nous firent un voyage à Paris en juillet 2007.

 

Le dernier hôtel, acquis après-guerre, est cette fois situé en Province, face au Casino à Arcachon. Le piano, sur lequel ma grand-mère aimait tant interpréter Chopin est partiellement visible sur la photo du salon. L’instrument est resté dans la famille. Tous ces Établissements ont depuis longtemps changés de propriétaires mais existent toujours.

 

1916 - Outre la maladie qui emporta Eugène en 1915, l’année suivante est marquée par le destin tragique du jeune Pierre (1895-1916). C’est à sa sœur Yvonne, devenue religieuse, que mes grands-parents confièrent ma mère Claudine au cours de la seconde guerre mondiale.

 

1943-1944 - Yvonne écrivit une carte à mes grands-parents depuis le pensionnat où était réfugiée Claudine. On se souviendra peut-être que l’écrivain Henri Troyat avait fait de ce lieu le cadre d’un épisode de son roman, " La Grive". Moins anecdotique, on peut lire au dos de la carte qu’être isolé du centre des communes environnantes a des « avantages… à l’heure actuelle ». C’est d’autant plus vrai que cet éloignement sauva probablement mes grands parents qui venaient voir leur fille au pensionnat à vélo depuis Bordeaux. Exténuée, ma grand-mère voulu faire halte à Figeac mais son époux l’encouragea à poursuivre dans un dernier effort. C’était un jour de 1944 et le lendemain des centaines de Figeacois et d’habitants aux alentours furent raflés puis tués ou déportés vers les camps de Neuengamme et de Dachau. Parmi eux, plusieurs femmes qui partiront à Ravensbrück (5).

Images empruntées

La mémoire est-elle seulement réductible à l’enregistrement et la sauvegarde du «Ça a été» pour reprendre le noème de Roland BARTHES (6) ? Il est certains que la tendance est forte de se projeter dans les images du passé, de les associer à d’autres qu’elles soient intimes ou plus généralement culturelles. Une part importante de subjectivité n’est donc pas à exclure. Elle est ici pleinement assumée. En ce sens, la collection constituée par Lee SHULMAN (7) est exemplaire. Connue sous le nom de The Anonymous Project, ce sont des milliers de photos familiales prises par des amateurs dans les années 70 qui en sont révélatrices lors d’expositions mais également dans le domaine littéraire. De toute évidence, entre l’écriture et l’image photographique, il y a des relations d’invention mutuelles dont les interactions sont manifestes (8).

 

Que révèlerait la centaine de négatifs dans un des coffrets ? En faire des positifs demanda documentation, réflexion et multiples essais pour ne pas endommager la surface sensible ni trahir le rendu des originaux (9) C’est alors qu’un étrange phénomène se produisit…

Des tirages avaient déjà particulièrement retenu mon attention tels ces deux portraits qui sollicitaient une souvenance ne se réduisant pas à des liens de parenté. La photo jaunie de Renée, donc ma grand-mère, me fit spontanément souvenir les célèbres photographies faites par Charles Lutwidge DODGSON dit Lewis CARROL. Quand à celle de ma mère, colorisée à l’aquarelle et rehaussée au crayon pastel, elle pouvait si bien rappeler les illustrations de magazines féminins des années 40.

 

 

Lorsque la vue de la Cathédrale Notre-Dame et la scène du déjeuner champêtre apparurent en positif, se produisirent de la même manière des rapprochements diffus avec l’iconographie de mon " musée imaginaire ", celui qu’André Malraux définissait en ces termes : « J'ai dit à Picasso que le vrai lieu du Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental » (10).

 

 

Groupe de jeunes gens amis entourant ma grand-mère assise sur le véhicule, retour de pêche lors de vacances à Douarnenez, vue du Palais du Trocadéro construit pour l’exposition universelle de 1878 puis détruit en 1935, scène de rue un jour de fête… ces images comme bien d’autres semblent être extraites de films des années 30. Beaucoup de détails attirent et questionnent comme pour ces spectateurs massés sur le trottoir sans pour autant montrer le défilé auquel ils semblent assister. Autant de saynettes que de personnages, à commencer par cette femme penchée à sa fenêtre prête à saisir quelque chose mais encore cet homme mettant son chapeau melon sur la tête de l’enfant porté sur ses épaules.

 

Tantôt ancrées dans la réalité, tantôt déréalisées, la photographie est dans tous les cas matière à fiction. Reviennent ainsi à ma mémoire des œuvres photographiques ou cinématographiques emblématiques. Ainsi des photos comme celles prises lors de vacances en bord de mer firent ressurgir des images humoristiques, dadaïstes et surréalistes. Il s’en fallait de peu pour aller jusqu’à repenser que l’hôtel Marignan se situait à quelques centaines de mètres du fameux Hôtel des Grands Hommes où logea un certain temps André BRETON. Pure spéculation que tout cela ? Sans doute… et pourquoi pas ?

 

La conclusion ramène indirectement à Marguerite DURAS. C’est en effet autour de son travail sur l’écrivaine que la photographe FLORE aura ces mots : « Ce qui m'intéresse, c'est justement la capacité qu'a la photographie de nous faire voyager dans le temps, et comme le monde est devenu très petit, on peut facilement voyager, en revanche voyager dans le temps reste assez mystérieux. » (11)

 

(1) Marguerite Duras, La Vie matérielle, P.O.L, Paris, 1987.

(2) Najet Limam-Tnani, L’Amant de Marguerite Duras : album de photos ou film virtuel, Littératures n°78, 2018

https://journals.openedition.org/litteratures/1852

aVoir-aLire.com, Marguerite Duras, l’image absolue

https://www.avoir-alire.com/marguerite-duras-l-image-absolue

Arnaud Rykner, Photographie absolue et mémoire virtuelle. Marguerite Duras : desseins de mémoire et d’oubli, Mar 2006, Louvain-La Neuve, Belgique. pp.1-13

(3) Luc Boltanski, Jean-Claude Chamboredon sous la direction de Pierre Bourdieu, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie, Éditions de Minuit, 1965

(4) Sally MANN, Tiens-toi bien ! Éditions PHÉBUS, 2022, pages de XV à XX

 " Nous en avons tous, de ces boîtes entreposées, détritus laissés par nos aïeux. Les miennes étaient nombreuses, elles s’entassaient au grenier. Faites de carton pour la plupart, qui se délitait, maintenues a l’aide de toutes sortes de ficelles vétustes : celles en épais coton utilisées pour étendre le linge, enroulées une seule fois et attachées par un solide nœud plat ; celles plus fragiles, mieux adaptées aux liasses de lettres ; ou celles écrues, a longues fibres, aux extrémités effilochées, qui servent pour lier le foin. Je me souviens d’avoir repéré dans mon enfance les plus anciennes, issues des familles de mon père et de ma mère. Elles se trouvaient alors stockées dans des placards, sous l’abri a voitures, au-dessus des tas de chiffons ou dormaient les chiens, et avaient accumulé squames et poils de décennies de boxers et de dogues allemands. Si abîmées par le temps qu’elles fussent, elles arboraient les signes indéniables d’un savoir-faire, telles ces élégantes publicités de l’époque estampillées sur les côtés, ou l’exquise peinture sur le couvercle de la cantine dont se servait mon père […] avant de déballer les boîtes ancestrales, j’ai ouvert la mienne afin d’évaluer mes réminiscences fantasmatiques a l’aune des objets-témoins ; ce faisant, j’ai découvert la jumelle toxique de la mémoire déficiente : la traîtrise de la photographie. "

(5) https://www.quercy.net/accueil/patrimoine/histoire-du-quercy/la-resistance-en-quercy/figeac-et-le-segala-janvier-juillet-1944/

(6) Roland BARTHES, La chambre claire : Note sur la photographie Éditions ‎Gallimard, 1980

" […] dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie. "

 (7) Lee SHULMAN, collectionneur de mémoire

https://www.anonymous-project.com/

https://www.youtube.com/watch?v=iiHNuuSAS8A

 (8) Justine LEVY, Histoire de familles, Ed. FLAMMARION, 2019

https://editions.flammarion.com/histoire-de-familles/9782081440395

Arnaud CATHRINE, Andrew est plus beau que toi, Ed. FLAMMARION, 2019

https://editions.flammarion.com/andrew-est-plus-beau-que-toi/9782081485266

(9) https://labarchiv.hypotheses.org/617

(10) André MALRAUX, Le musée imaginaire, Skira, 1947

"Qu'avaient vu, jusqu'en 1900, ceux dont les réflexions sur l'art demeurent pour nous révélatrices ou significatives, et dont nous supposons qu'ils parlent des mêmes œuvres que nous […] Deux ou trois grands musées, et les photos, gravures ou copies d'une faible partie des chefs-d’œuvre de l'Europe. [...] Aujourd'hui, un étudiant dispose de la reproduction en couleurs de la plupart des œuvres magistrales, découvre nombre de peintures secondaires, les arts archaïques, les sculptures indienne, chinoise, japonaise et précolombienne des hautes époques, une partie de l'art byzantin, les fresques romanes, les arts sauvages populaires. [...]

Nous disposons de plus d'œuvres significatives, pour suppléer aux défaillances de notre mémoire, que n'en pourrait contenir le grand musée. Car un Musée Imaginaire s'est ouvert, qui va pousser à l'extrême l'incomplète confrontation imposée par les vrais musées"

(11) France Culture, La photographe Flore sur les traces de l'enfance de Marguerite Duras, 2021

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reveil-culturel/la-photographe-flore-sur-les-traces-de-l-enfance-de-marguerite-duras-4356571

FLORE, La Revue des Deux Mondes, Hors-série

https://www.revuedesdeuxmondes.fr/hors-serie-odeur-nuit-jasmin-indochine-mystifiee-flore/

 

Loïc Guston

Artiste photographe, ancien professeur d’arts plastiques et d’histoire de l’art, diplômé en méthode de recherche en théorie de l’art et en pratique artistique.

https://l-guston.com/fr/accueil

 

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