Des photographies en héritage (3)

Des photographies en héritage

- Les membres fantômes -

 

« Ça a débuté comme ça. »
 

Tel l'incipit de Voyage au bout de la nuit, première œuvre littéraire de Louis-Ferdinand CÉLINE, « Ça a débuté comme ça ». Une simple photographie dont la particularité faisait probablement que je ne lui avais jamais prêté attention. Avec la partie de l’image coupée, c’est la représentation qui est perdue. Le disparu l’est une seconde fois à la suite d’un acte volontaire destiné à détruire radicalement son souvenir. Trace de rejet, marque de ressentiment, simple moyen maladroit de redimensionner une photo…  Conservée malgré tout parmi des centaines d’autres photographies familiales, quelle raison avait conduit à ce grand coup de ciseau pour ne conserver que l’image de l’enfant ? Il s’agit de moi-même, âgé d’un mois, comme il est inscrit au dos de la photographie. La personne qui me tient dans ses bras m’est parfaitement connue et, chose étonnante, était une proche parente aimante et aimée de tous.

 

 

 

 

 

 

 

Derrière cette mise en évidence de l’objet, y aurait-il une histoire de famille ? Mes souvenirs ne peuvent remonter aussi loin, mais cela me semble très improbable.

C’est une forme de transfert qui s’est opérée au fur et à mesure que d’autres photographies, volontairement tronquées, furent extraites des albums et des cartons d’archivage. Immanquablement, bien des questions se posèrent à moi, d’autant que je pouvais identifier la plupart des présents sur ces images, mais aussi pour les relégués, les proscrits désormais absents.

Par analogie avec le terme médical de « membres fantômes » (1), les membres appartiennent au corps familial : ce sont des parents ou des personnes proches du cercle familial (2). Ce sont des relégués, dont l’image est manifestement amputée de leur présence.

C’est un curieux sentiment de se sentir tel un survivant parmi ceux qui subirent une double disparition : une première fois par la mort, puis par la destruction de la trace visuelle qui pouvait encore subsister d’eux sur une image photographique.

Les raisons de redécouper une image peuvent être strictement « pragmatiques ». Un certain nombre d’entre elles étaient sorties des albums et découpées pour s’adapter à un cadre, à un médaillon, ou encore un portefeuille.

 

S’il fallait donner du sens à ces «rebuts» pourtant conservés peut-être fallait-il inventer une typologie des différentes interventions subies.


La déchirure

La déchirure semble être le traitement le plus souvent infligé à l’image, une disparition qui n’est pas sans interagir avec la partie restante. Expérience psychique douloureuse, la photographie est devenue le support d’une mémoire réprimée avec force.
 

La déchirure physique est la conséquence d’une déchirure sentimentale survenue tardivement. L’action témoigne d’une certaine violence par un geste à la fois impulsif et réfléchi, destiné à préserver le reste de l’image.

 

La découpe

La découpe peut être motivée par une simple raison de commodité, par exemple pour pouvoir la glisser dans un portefeuille, voire pour la réduire au format d’une photo d’identité. Ce recadrage est plus propre qu’une déchirure, mais pas nécessairement exécuté avec dextérité.

Elle se fait très méticuleuse pour anonymiser, c'est-à-dire rendre anonyme de manière définitive un personnage de la composition. La procédure peut faire penser à une série d’œuvres de l’artiste contemporain allemand Hans Pert FELDMANN (3) qui prive les portraits de leurs visages ne conservant que le contexte. Ici, la disparition est effectuée de façon plus sélective afin de préserver les autres protagonistes de la scène.

Le sujet principal, vers lequel convergent tous les regards, est retranché de l’image, comme un organe prélevé d’un corps familial. 

Le caviardage

Si le caviardage des images peut être une pratique artistique reconnue chez Dora MAAR (4), Arnulf RAINER (5), Pierre BURAGLIO (6) et quelques autres, il sort aussi du domaine esthétique lorsqu’il apparaît sous des formes très diversifiées.

Très agressive, la gestuelle de la trace en fait un acte impulsif, encore plus lorsque la griffure est préférée à l’oblitération à l’encre. Cette défiguration sélective laisse pourtant soupçonner
 














Le recouvrement est une forme de caviardage moins violent et plus réfléchi, un acte de censure.

La disparition

La suppression est cette fois radicale, bien qu’elle puisse laisser son empreinte dans un album photo familial. Cette trace mnésique est reproduite et évoquée « sous forme plastique et visuelle ». Le vide créé porte la marque du refoulement et du déplacement : c’est la « pièce manquante », un élément omis, bien que significatif, alors que l’indifférent peut être conservé.

L’écart entre le « moi agissant » et le « moi se souvenant », témoigne d’une division du moi, voire du sujet. C’est un enfouissement du souvenir par son éradication totale, une mémoire refoulée à jamais dans l’histoire familiale

Dans le souvenir de ces scènes d’enfance, qualifiées de « significatives », on se voit soi-même comme un enfant et on observe cet enfant en tant que spectateur extérieur au jeu. Pas de repentir, car le recouvrement n’est pas une substitution, à moins de recourir au photocollage, au photomontage manuel et, plus récemment, au photomontage virtuel avec l’outil numérique. 

 

(1)          L'expression « membre fantôme » est attribuée à S. WEIR-MITCHELL, qui, en 1874, décrivit la sensation qu’un membre – voire un organe amputé ou manquant – est toujours perçu comme faisant partie intégrante du corps et continue d’interagir avec les autres parties.

(2)          Par respect pour ces personnes, qu’elles soient visibles ou évincées, elles ne seront pas nommées, bien que je puisse en identifier la majorité.

(3)          Hans Peter FELDMANN Family Photo with Clipped Heads on Wood, 2016 (par exemple).
 

(4)          Dora MAAR, Portrait de Picasso - Studio du 29 rue d’Astorg, Paris, 1935-36, grattage sur négatif.
 

(5)          Arnulf RAINER, Erinne fifteen, 1969, mixed media on photograph 50x60.
 

(6)          Pierre BURAGLIO, Peinture cartes postales, 1998, caviardage.

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